“En finir avec le libéralisme à la française”?

Aujourd’hui, BI&T reçoit Guillaume Sarlat, inspecteur général des finances, auteur de En finir avec le libéralisme à la française (éditions Albin Michel) et fondateur du cabinet Sarlat Advisory à Londres. Nous lui avons posé quelques questions d’actualité.

Vous avez consacré un livre au « libéralisme à la française », pouvez-vous nous préciser ce que vous entendez par là?

On dit souvent que la France n’est pas un pays libéral car il y a trop d’Etat. 

Effectivement, l’Etat est omniprésent en France. Avec 5,6 millions de fonctionnaires, 57% de dépenses publiques rapportées au PIB (Produit Intérieur Brut) dont 33% de dépenses sociales, un record parmi les pays de l’OCDE, l’Etat est partout en France. Dans l’économie, la protection sociale, et plus largement la société. Lorsqu’on ouvre le journal aujourd’hui en France, on lit que BPI France va augmenter encore ses crédits aux PME alors que les taux d’intérêt sont négatifs, que l’Etat renforce son poids dans Renault et AirFrance, que l’AFPA va devenir un établissement public ou encore qu’une nouvelle loi va étendre les moyens des services de renseignement. 

Donc oui, l’Etat est omniprésent. Mais je pense que ce n’est que la conséquence, depuis 30 ans, de la libéralisation d’une partie de l’économie. 

Car une partie de l’économie française, pour faire simple celle des grands groupes multinationaux, vit aujourd’hui dans un monde largement libéralisé, c’est-à-dire un monde régi essentiellement par les lois du marché. L’Etat n’y a pas de stratégie, ni même le plus souvent de compréhension des enjeux. Et si l’Etat intervient dans cette économie libéralisée, c’est uniquement pour venir en aide, en urgence, à un groupe français qui serait en difficulté, comme cela a été le cas pour les banques en 2008-2009, pour PSA, Areva, Alstom, etc. 

Et c’est selon moi pour rendre acceptable cette libéralisation d’une partie de l’économie que l’Etat, et notamment l’Etat social, est aujourd’hui hypertrophié. L’Etat Samu Social, comme je l’appelle, prend en charge ceux – individus, entreprises – qui ne trouvent pas leur place dans cette économie libéralisée. Il redonne un sentiment de sécurité aux Français confrontés à une insécurité économique. De la même façon, l’Etat central et l’Etat moral se positionnent en protecteurs des Français face au monde extérieur. 

La France est engluée depuis 30 ans dans ce libéralisme à la française, c’est-à-dire cette situation dans laquelle la libéralisation rampante, non assumée, d’une partie de l’économie est compensée par le développement excessif de l’Etat et notamment de la sphère sociale. 

Cette situation crée beaucoup de frustrations chez les Français, comme on peut le voir très clairement dans un sondage Ifop publié le 19 mai : une majorité des Français trouve que l’Etat n’est pas assez présent dans l’économie, mais qu’il est en revanche trop protecteur dans la sphère sociale. 

Mais ce système est stable car, comme l’a dit récemment Eric Zemmour en commentant mon livre, avec le libéralisme à la française, les énarques peuvent prendre la direction générale des groupes du CAC 40, les cadres ont les 35 heures, et les pauvres ont le SMIC et le RSA. Donc chacun a sa place dans ce système et ses petits avantages, même si la situation économique et sociale des Français ne cesse de se dégrader. 

 

En quoi le libéralisme à la française est-il un frein à la croissance?

Lorsque l’Etat, dans une large partie de l’économie tout au moins, laisse libre cours aux lois du marché, les acteurs économiques se focalisent sur leurs propres intérêts individuels. C’est normal. Mais cela a plusieurs conséquences négatives pour la croissance. 

D’abord, le court-termisme se développe, chez les investisseurs et chez les entreprises. Surtout avec une politique monétaire très accommodante et indifférenciée comme celle conduite par la BCE (Banque Centrale Européenne) depuis 15 ans : l’argent bon marché favorise le court-termisme. 

Cette situation n’est pas propre à la France : aux Etats-Unis ou dans d’autres pays d’Europe également, les stratégies des entreprises et notamment leur sous-investissement, leurs programmes de rachats d’actions ou leurs politiques de dividendes témoignent d’une trop grande focalisation sur le court-terme. 

Mais en France, le court-termisme des entreprises établies est moins qu’ailleurs compensé par le dynamisme et l’esprit d’initiative des jeunes entreprises. Car l’initiative y est plus faible que dans d’autres pays, du fait notamment de l’omniprésence de l’Etat protecteur dans la société. 

Ensuite, dans le libéralisme à la française, les acteurs économiques ont tendance à « jouer perso » et à ne pas coopérer. En particulier, ce qui me frappe aujourd’hui dans l’économie française, c’est la fracture entre les grands groupes et les PME. Ce sont deux mondes parfaitement étanches, qui se parlent très peu, coopèrent rarement et se méprisent souvent, alors qu’ils sont extrêmement complémentaires, comme on peut le voir en Allemagne ou aux Etats-Unis. Cette fracture est selon moi essentiellement de nature sociologique : les patrons des grands groupes viennent toujours essentiellement de la fonction publique et accèdent directement aux fonctions de direction générale, là où les patrons de PME sont des entrepreneurs. 

Dans le libéralisme à la française, les acteurs économiques sont également naturellement conduits à reporter le coût social de leurs décisions sur cet Etat Samu Social hypertrophié qui prend en charge tous ceux qui ne survivent pas dans le système. En France, lorsqu’on pousse un salarié vers la sortie, ou un fournisseur vers la faillite en le payant en retard, on sait qu’il sera pris en charge par l’Etat. Pas de responsabilité donc. Pour la collectivité, c’est inefficace, car cela signifie du chômage, des pertes de compétence, la destruction d’expertises. C’est également inefficace d’ailleurs pour l’entreprise elle-même à long terme. Mais à court-terme, c’est relativement indolore. 

Enfin, je pense que le libéralisme à la française est un frein pour la croissance du fait du climat de défiance envers l’économie qu’il entretient chez les Français. En n’assumant pas ce choix libéral depuis 30 ans, en affirmant qu’il n’y a pas d’alternative aux politiques de libéralisation et de baisses de charges, les politiques contribuent à entretenir un sentiment d’impuissance et de défiance chez les citoyens face à l’économie en général, et les entreprises en particulier, qui n’est pas propice à l’innovation, à l’initiative et à la croissance. 

Court-termisme, manque d’innovation, fracture PME / grands groupes, irresponsabilité sociale, défiance : la liste est donc longue des freins à la croissance dus au libéralisme à la française. 

 

Que proposez-vous pour le marché du travail?

Pour sortir du libéralisme à la française je pense qu’il faut d’abord que la société reprenne la main sur l’économie. Que l’économie soit « réencastrée » dans la société, pour reprendre les termes de Karl Polanyi. 

Cela ne signifie pas que l’Etat doit intervenir directement dans l’économie avec du capital public, des subventions, des aides, etc., ce qu’il fait d’ailleurs aujourd’hui à tour de bras, mais qu’il définisse l’architecture d’ensemble au sein de laquelle les lois du marché doivent s’appliquer. Que l’Etat ait une compréhension, et une vision des responsabilités des acteurs : quels sont les objectifs et les responsabilités de la banque centrale, des banques, des investisseurs, de l’Etat en tant qu’investisseur particulier, des entreprises et des salariés, vis-à-vis de la société ? 

C’est comme cela que l’on supprimera les freins à la croissance dont nous parlions juste avant. Et notamment que l’on recréera la confiance. Pour moi, la réforme économique doit donc précéder la réforme sociale. Sans réforme économique, sans redonner aux Français confiance dans leur économie, il n’y a pas de réforme sociale possible. C’est pourquoi dans ce livre je formule des propositions essentiellement sur l’architecture économique, plus que sur les questions sociales, que j’espère traiter dans mon prochain livre ! 

Néanmoins, dans cette logique de nouvelle architecture économique et de nouvelles responsabilités (Polanyi parlait de « réciprocité ») vis-à-vis de la société, je fais des propositions qui touchent le marché du travail. 

Je propose d’abord de reconnaître les responsabilités des entreprises vis-à-vis du marché du travail. D’abord de manière positive, en aidant celles qui pratiquent l’apprentissage, instrument par lequel les entreprises contribuent au développement du capital humain. Mais également à l’inverse de manière négative en les responsabilisant sur le coût induit par leurs comportements. Je propose ainsi de moduler les cotisations sociales payées par les entreprises en fonction des conséquences de leur comportement social (licenciements mais également plus largement employabilité de leurs salariés), ceci afin d’éviter les comportements actuellement fréquents de déresponsabilisation et de transfert de tous les risques sociaux vers l’Etat Samu Social. 

Par ailleurs, je propose de renouveler fortement la nature de la relation entre les employés et leur entreprise en favorisant l’actionnariat salarié. Pas sous sa forme actuelle, qui n’est plus qu’une modalité de rémunération défiscalisée et de fidélisation des salariés. Mais dans un cadre qui permette réellement aux actionnaires-salariés de participer à la gestion de leur entreprise. 

 

Dans votre approche, quelle place accordez-vous à la sécurité sociale?

Dans mon livre je fais le constat que le libéralisme à la française a conduit depuis 30 ans à la nationalisation de la protection sociale. Petit à petit, le paritarisme a été vidé de son sens, les syndicats de salariés ont été infantilisés et l’Etat a repris les compétences de la Sécurité sociale et des partenaires sociaux. Par ailleurs, la sécurité sociale est passée d’une logique d’assurance face à des risques liés au travail à une logique de prise en charge globale des individus. 

Comme je le disais précédemment, je me consacre dans ce livre au modèle économique qui pourrait être mis en place si on souhaite sortir du libéralisme à la française, plus qu’au modèle social, qui ne pourra être infléchi que lorsque les Français auront de nouveau confiance dans leur économie. 

Aujourd’hui, tout le monde déplore le coût et l’inefficacité de la protection sociale, mais personne ne veut véritablement la réformer car c’est le filet de sécurité qui va permettre à nous-mêmes, nos enfants, nos proches, de survivre si nous sommes éjectés du modèle libéral. 

Le jour où les Français auront confiance dans le modèle économique qui leur est proposé, alors à mon sens on pourra réformer la protection sociale, et de manière très substantielle. 

Notamment, on pourra la décentraliser. En redonnant du pouvoir aux partenaires sociaux. En donnant enfin des responsabilités réelles aux collectivités locales. Car les Français auront moins besoin d’être rassurés par un Etat central largement inefficace mais protecteur et garant d’une pseudo égalité de façade face aux risques de la vie. 

On pourra également concevoir une protection sociale plus articulée autour de la notion, positive, de projet, que de celle, négative, de risque. Je rêve d’une protection sociale qui accompagnerait les individus et les groupes dans leurs projets et leurs réussites, plutôt que d’une protection sociale qui, comme aujourd’hui, n’est là que pour prendre en charge les risques et les échecs. 

 

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