Cet article provient du site du syndicat de salariés CFDT.
Alors que la reconnaissance des trajets domicile-lieu de mission des salariés itinérants comme du temps de travail effectif avait été amorcée par le droit de l’Union européenne, la Cour de cassation maintient sa position antérieure, en jugeant que ce temps n’est pas du temps de travail effectif et qu’il n’ouvre droit qu’à une contrepartie ainsi que le prévoit le droit national. Cass.soc.30.05.18, n°16-20634.
- Les faits
Un salarié itinérant, embauché en qualité de technicien après-vente, est rémunéré selon un horaire fixe de 42 heures par semaine, auquel s’ajoute un forfait de 16 heures au titre de ses déplacements professionnels.
Considérant que ses temps de déplacement domicile/lieu de mission constituent du temps de travail effectif en application de l’article 2 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, tel qu’il a été interprété par la Cour de Justice de l’Union européenne dans un arrêt de 2015 (1), il saisit le conseil de prud’hommes afin de demander :- le paiement de ses temps de trajet comme du temps de travail effectif,- des dommages-intérêts pour non-respect des repos compensateurs et de la durée maximale du travail.
Débouté par les juges du fond, le salarié se pourvoit en cassation.
La question posée à la Cour de cassation est simple : le temps de déplacement d’un salarié itinérant pour se rendre de son domicile sur le lieu d’exécution du contrat de travail constitue-t-il du temps de travail effectif rémunéré comme tel ?
- Le cadre applicable aujourd’hui
Selon le Code du travail, «la durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles» (2).
La question de savoir si les temps de déplacement d’un salarié sont ou non considérés comme du temps de travail effectif est aujourd’hui partiellement réglée par le Code du travail.
S’il est clair que le temps de trajet entre deux lieux de travail est considéré comme du temps de travail effectif, il en va différemment pour le temps de trajet nécessaire au salarié pour se rendre de son domicile à son lieu de mission (ou de son dernier lieu de mission à son domicile).
Selon l’article L. 3121-4 du Code du travail, ce temps de trajet ne constitue pas un temps de travail effectif. Cependant, lorsque ce temps de déplacement entre le domicile et le lieu de mission excède le trajet vers le lieu habituel de travail sans être assimilé à du temps de travail, il doit faire l’objet d’une contrepartie financière ou sous forme de repos.
On voit donc bien ici l’intérêt de cette question pour les salariés itinérants qui, par nature, n’ont pas de lieu de travail habituel rendant ainsi difficile, voire impossible, de définir le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, puisque l’entreprise ne peut être considérée comme le lieu de référence.
Or, le Code du travail n’envisageant pas le cas spécifique des salariés itinérants, la jurisprudence française constante sur ce point exclut ces temps du décompte du temps de travail effectif.
Cette jurisprudence s’est toutefois vue ébranlée par une décision de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) rendue en 2015 (3) sur le fondement d’une directive européenne de 2003 (4) concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail. Dans son arrêt, la CJUE a précisé que le temps que les travailleurs qui n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel consacrent aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites des premiers et derniers clients désignés par leur employeur constitue bien du temps de travail effectif. Selon la Cour, exclure ces déplacements du temps de travail serait contraire à l’objectif de la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs tel que visé par le droit de l’Union européenne.
En revanche, la Cour précise que le fait de qualifier ces temps de temps de travail d’effectifs n’a pas d’incidence sur leur rémunération car la directive se contente de règlementer certains aspects de l’aménagement du temps de travail, mais elle ne régit pas, en dehors du congé payé annuel, la rémunération des travailleurs, qui relève de la compétence des Etats membres, donc du droit national.
Depuis cette date, il y a donc une contradiction entre le droit français et le droit de l’Union européenne.
C’est précisément sur la base de cette jurisprudence européenne que le salarié a, dans notre affaire, sollicité la rémunération de ses temps de trajet.
- La rémunération des temps de déplacement relève du droit national
Dans un premier temps, le salarié réclamait un rappel de salaire au titre d’heures supplémentaires qu’il aurait effectuées lors de ses déplacements. Pour cela, il se prévalait de l’arrêt rendu par la CJUE selon lequel le temps de déplacement quotidien entre son domicile et les sites du premier et dernier client désigné par son employeur constituait du temps de travail effectif.
Débouté par la cour d’appel, il n’aura pas plus de chance auprès de la Cour de cassation, qui confirme que la directive 2003/88 se bornant à règlementer certains aspects de l’aménagement du temps de travail, elle n’avait pas vocation à s’appliquer à la rémunération des travailleurs.
Cette rémunération relève des dispositions des Etats membres, or, le droit français prévoit bien une contrepartie (financière ou sous forme de repos) lorsque le temps de déplacement dépasse le temps normal de trajet (art. L.3121-4 C.trav.).
Aussi, la Cour de cassation approuve-t-elle les juges du fond d’avoir considéré que le salarié, qui bénéficiait d’un forfait de 16 heures au titre de ses déplacements professionnels, avait bien été indemnisé au titre de ces trajets.
- Le temps de déplacement ne peut pas être décompté comme du temps de travail effectif
Dans un second temps, le salarié réclamait des dommages-intérêts pour non-respect des repos compensateurs et de la durée maximale hebdomadaire du travail.
Une fois encore, la Cour de cassation déboute le salarié. Après avoir rappelé que selon l’article L. 3121-4 du Code du travail, le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas du temps de travail effectif, elle approuve la cour d’appel d’avoir considéré que ce temps de déplacement ne pouvait dès lors pas être pris en compte pour calculer les durées quotidiennes et hebdomadaires maximales.
- Une décision décevante
Décevante parce qu’elle constitue un frein à l’évolution, pourtant favorable aux salariés itinérants, amorcée par la jurisprudence européenne. Alors que l’on pouvait espérer une évolution de la jurisprudence française, voire une intervention du législateur (d’ailleurs préconisée par un rapport annuel de la Cour de cassation de 2015(5)), voilà que la Cour de cassation vient confirmer sa jurisprudence relative au temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail. Non, ce temps n’est toujours pas du temps de travail effectif !Avec cette décision, elle fait ainsi prévaloir le droit national sur la directive communautaire telle qu’interprétée par la CJUE, quitte à rester en non-conformité avec le droit de l’Union européenne.
En effet, on remarquera que si elle se réfère volontiers à la jurisprudence de la CJUE en ce qui concerne la rémunération du temps de trajet domicile-client des salariés itinérants, elle refuse en revanche de s’y référer lorsqu’il s’agit d’assimiler ces temps à du temps de travail effectif.
A noter: La solution dégagée par la CJUE permet à un salarié se trouvant dans la même situation de demander à son employeur de s’y conformer. C’est précisément ce qu’a fait le salarié en l’espèce, sauf que le juge français pouvait difficilement écarter une disposition du Code du travail, aussi contraire fût-elle à une directive européenne.
(1) CJUE, 10.09.15, n°C-266/14.
(2) Art. L. 3121-1 C.trav.
(3) CJUE, 10.09.15, n° C-266/14, arrêt TYCO.
(4) Directive 2003-88 du Parlement européen et du Conseil du 4.11.03 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail.
(5) Dans son rapport annuel de 2015, la Cour de cassation avait en effet, en vue d’éviter une action en manquement contre la France, proposé de modifier l’article L. 3121-4 du Code du travail pour se mettre en conformité avec le droit de l’Union européenne.