L’assurtech a connu un développement exponentiel ces derniers mois, notamment grâce à l’émergence d’une nouvelle “caste” au sein des compagnies d’assurance, des institutions de prévoyance ou des mutuelles: les directeurs de l’innovation. Petit cercle d’initiés qui se connaissent parfois entre eux et peuvent se faire la courte échelle pour s’imposer, de façon parfois improbable, dans les comités exécutifs, les directeurs de l’innovation ont progressivement forgé une vision de la disruption dans l’assurance financée par les fonds mis à disposition par leur employeur. De notre point de vue, cette vision a surtout porté sur la périphérie de l’assurance et évité les sujets assurantiels proprement dit. L’innovation a donc gadgétisé le Web au lieu de le placer au coeur du métier lui-même.
Depuis plusieurs mois, l’assurance est désormais quadrillée par des directeurs de l’innovation souvent parfaitement étrangers au secteur, chargés de trouver des idées nouvelles, des “disruptions” capables de modifier les termes de la concurrence. Cette étrange création récente s’est nourrie d’une double peur: d’une part, la peur des assureurs face à un progrès dont il peine à mesurer l’épaisseur, d’autre part, la peur des “innovateurs” face aux mécanismes complexes de l’actuariat et du management du risk.
L’assurtech loin de l’assurance
Dans ce consensus de la peur, chaque partie s’est au fond accordée pour prospérer sans empiéter sur le domaine de l’autre. Les assureurs ont poussé des projets innovants qui ne remettaient pas en cause la toute-puissance de l’actuariat. Les innovateurs ont présenté à leurs comités de direction des partenariats ou des investissements qui rénovaient les modes de distribution ou les données dont l’actuariat a besoin, sans remettre en cause le primat des actuaires sur la tarification.
Sans grande surprise, deux “familles” se sont rapidement imposées dans cette stratégie.
La révolution de la distribution par Internet a-t-elle eu lieu?
D’abord, les assurtech se sont engouffrées dans la révolution de la distribution en ligne. Sous l’effet d’Allan, qui a osé complètement digitaliser la vente, l’assurance a considéré comme acquis le principe du multicanal de distribution privilégiant le contact par Internet. En vérité, cette évolution avait commencé depuis longtemps, par l’intermédiaire des comparateurs qui commercialisaient des leads acquis sur le web. Les esprits étaient donc prêts.
Toutefois, personne n’est véritablement convaincu aujourd’hui que la mono-distribution par Internet constitue une solution viable. Allan a même annoncé se reposer à terme sur des conseillers de vente. Ce recours a tout du multi-canal et de la réintroduction de l’humain (du commercial) dans la chaîne de valeur. En ce sens, il n’est pas évident que le web ait triomphé de l’assurance traditionnelle. On pourrait même plutôt dire que les vecteurs traditionnels de distribution ont mis au pas l’illusion du tout digital.
L’engouement pour la data et les objets connectés
L’autre “famille” qui a trouvé son content sur Internet est celle des data en ligne et des objets connectés. Historiquement, le plus ancien d’entre eux n’est autre que le “tracker” qu’Amaguizz plaçait sur les véhicules assurés dans le cadre de la première formule historique “pay as you drive”. Sur ce point, on peut penser que cette innovation a un peu bousculé le modèle actuariel de l’assurance en réduisant la couverture du risque à une exposition choisie par l’assuré. Au fond, au lieu d’assurer le bien de l’assuré, le tracker et le pay as you drive ont choisi d’assurer l’utilisation du bien.
Il reste encore aujourd’hui à démontrer que cette évolution de la garantie est viable. Le principe de l’assurance est en effet de financer l’indemnisation du risque par la mutualisation avec des “non-risques”. Les difficultés d’Amaguizz ont confirmé que cette disruption n’était peut-être pas aussi simple qu’on le croyait.
En attendant, l’assurance s’est largement ouverte à une meilleure documentation du risque par l’accès aux données. Les objets connectés sont vus comme une mine prometteuse d’information. Les directeurs de l’innovation se sont tous rués sur des propositions en tous sens, toutes plus originales les unes que les autres, pour marquer les esprits de leurs collègues et prouver leur utilité dans l’entreprise.
On regardera avec curiosité les bénéfices que les assureurs retireront, dans les mois ou les années à venir, de ces investissements souvent dispendieux. À ce stade, on peut penser que ce secteur a largement été porté par la mode et par la gadgétisation du “nous allons marquer les esprits avec ce projet”, sans véritable rationalité économique.
La question de la compliance encore balbutiante
Comme on le voit, l’innovation dans l’assurance se traduit souvent par des “gadgets” qui permettent aux directeurs de l’innovation de faire le buzz dans l’entreprise sans se préoccuper d’un retour rapide sur investissement.
Paradoxalement, les vrais sujets de gains de productivité où les assureurs pourraient procéder à d’importantes réductions de coût et à une amélioration globale de leur ratio combiné sont exempts de ces innovations. Il est vrai que porter des projets dans ce domaine est moins facilement porteur, tant la digitalisation de l’entreprise elle-même est à la fois un enjeu fastidieux et une source de conflit possible avec les autres directeurs dont les compétences pourraient être malmenées.
On pense ici en particulier au sujet de la conformité et plus globalement de la compliance, où Tripalio apporte des solutions, y compris pour les ventes déléguées avec son outil Flying Broker, développé avec GEREP. La création de valeur par le raccourcissement des chaînes de production, et par leur sécurisation, est souvent un sujet totalement ignoré par les services “innovation”. Les assureurs peuvent ici se féliciter d’avoir des collaborateurs, notamment dans les services marketing, soucieux du bien de l’entreprise malgré l’attirance des directeurs de l’innovation pour tout ce qui brille et leur dédain pour les problèmes de soute. Ces collaborateurs-là font beaucoup pour les gains de productivité dans l’entreprise.
L’actuariat, grand absent des arbitrages
Dans l’esnemble de ces évolutions, l’actuariat, nous l’avons dit, reste largement exempt des disruptions. Il serait d’ailleurs assez intéressant de voir comment réagiraient les actuaires si un directeur de l’innovation osait menacer leur pré carré en proposant une révolution dans le calcul des tarifs.
De notre point de vue, la disruption à venir se situe pourtant là, et on voit poindre des projets qui pourraient s’attaquer au coeur de métier. Ici, on entend parler d’une ambition dans le domaine de l’assurance emprunteur. Là, on réfléchit à une autre façon de répartir le risque, éventuellement en l’ubérisant. Sur ce point, plusieurs tentatives timides ont parfois eu lieu, sans jamais remettre réellement en cause le schéma de participation des assurés aux bénéfices.
Pourtant… la relation directe entre assurés que permet le Net est riche de promesses encore inexplorées. Mais il est vrai que leur exploration sera, à un étage ou à un autre des compagnies, un objet de scandale qui dissuade forcément les directeurs de l’innovation. En transit, ceux-ci n’ont nul intérêt à faire des vagues s’ils veulent se recaser dans de bonnes conditions.