Bébéar, l’époque glorieuse où le capitalisme français voyait loin, par Eric Verhaeghe

Jérémy Barande / Ecole polytechnique Université Paris-Saclay / CC BY-SA 2.0

Quand je suis arrivé dans le secteur de l’assurance en 2007, le nom de Claude Bébéar était encore sur toutes les lèvres. Bien qu’il ait transmis les rênes opérationnelles d’AXA depuis plusieurs années, sa présence demeurait. C’était plus qu’une influence ; c’était une atmosphère. La figure tutélaire de Claude Bébéar structurait l’ensemble de la place.

Le secteur se divisait alors en deux camps, une cartographie tacite que tout nouvel arrivant devait apprendre à déchiffrer. Il y avait les « pour » et les « contre ».

Les « pour » voyaient en lui le bâtisseur de génie, l’homme qui avait transformé une obscure mutuelle normande en un géant mondial de l’assurance. Les « contre », souvent des figures tout aussi respectables comme Claude Tendil et ses proches, gardaient une mémoire… nuancée… des conditions dans lesquelles Henri de Castries avait été nommé successeur par Bébéar lui-même. C’était une affaire de pouvoir, de méthode, peut-être aussi de style.   

Mais ce qui frappait le plus, au-delà de ces divisions qui animent toute cour, c’est que personne – ni les « pour », ni les « contre » – ne contestait l’essentiel. Personne ne remettait en cause la stature hors norme du personnage, ni son côté profondément visionnaire. Tous s’accordaient à dire qu’il avait façonné le capitalisme français moderne. La presse lui avait donné un surnom, celui de « parrain », un terme qui, en France, n’implique pas la suspicion mais la reconnaissance d’une autorité morale et d’une influence quasi-souveraine.   

Bébéar était, en vérité, trois hommes en un.

Il était d’abord le bâtisseur. Son œuvre, c’est AXA. Il a incarné cet « esprit de conquête »  qui semble aujourd’hui avoir déserté nos élites. Parti d’une mutuelle de province, il a regardé par-delà les frontières, menant des acquisitions stratégiques aux États-Unis ou en Australie, à une époque où le patronat français regardait encore trop souvent ses pieds.   

Son coup de maître, son Austerlitz, fut l’absorption de l’UAP en 1996. Ce n’était pas une simple fusion ; c’était un changement de paradigme. L’UAP, c’était l’ancien monde : le champion national, mastodonte privatisé depuis peu, symbole de la puissance publique. Bébéar, le corsaire du privé, venait de prouver que les anciens monopoles n’étaient plus intouchables. Il a avalé le géant, et dans l’affaire, il a non seulement créé le nouveau numéro un français, mais il a redessiné le paysage de la protection sociale. L’UAP était un pilier de l’assurance collective de personnes. En l’intégrant, Bébéar ne faisait pas qu’acquérir des parts de marché ; il prenait la main sur la gestion des grands contrats de prévoyance et de retraite de la France qui travaille, préparant son groupe à devenir un acteur central du financement de notre modèle social.   

Il était ensuite l’arbitre. C’est là que le surnom de « parrain » prend tout son sens. L’opération UAP lui avait donné une puissance de feu inégalée. En absorbant le portefeuille de l’assureur, Bébéar s’était retrouvé à la tête de plus de 5 % du CAC 40. Il n’était plus seulement un assureur ; il était l’actionnaire de référence de la France.   

De cette position, il est devenu l’arbitre des élégances et des conflits. Rien d’important ne se faisait à Paris sans son aval, ou du moins, sans qu’il en soit informé. Il siégeait aux conseils des plus grandes entreprises (BNP Paribas, Vivendi, Schneider Electric) et n’hésitait pas à exercer son pouvoir. Son influence était telle qu’une critique de sa part équivalait à une condamnation, un sort que Jean-Marie Messier chez Vivendi ou les dirigeants de Rhodia ont appris à leurs dépens. Il n’agissait pas par caprice, mais en gardien d’un certain ordre, d’une éthique implicite du capitalisme dont il se sentait le garant.   

Enfin, il était l’architecte. Bébéar avait compris que le pouvoir économique, pour durer, doit s’adosser au pouvoir intellectuel. Le hard power financier doit être complété par le soft power des idées. En 2000, au moment même où il prend du recul chez AXA, il fonde l’Institut Montaigne.   

Ce n’était pas un simple « think tank » libéral de plus. C’était une machine pour façonner l’agenda politique et public. Retraites, dette publique, fiscalité, et même les questions sociales les plus complexes comme la diversité (il fut l’auteur du rapport « Des entreprises aux couleurs de la France » ) : Bébéar a utilisé l’Institut Montaigne pour définir les termes du débat, pour proposer un cadre de pensée à ce nouveau capitalisme mondialisé qu’il avait contribué à bâtir. Il ne se contentait pas de posséder les entreprises ; il voulait écrire les règles du jeu.   

Aujourd’hui, en regardant le paysage économique français, on ne peut s’empêcher de ressentir une forme de nostalgie. Non pas une nostalgie pour un homme, mais pour ce qu’il représentait : une vision à long terme, une ambition mondiale assumée, et le courage de bâtir des champions capables de peser sur la scène internationale.

Où sont les Bébéar d’aujourd’hui? Le secteur de l’assurance, comme tant d’autres, peine à trouver une figure aussi charismatique, emblématique et visionnaire. Nous avons de brillants gestionnaires, d’excellents techniciens, mais les capitaines d’industrie qui voient à trente ans semblent avoir disparu.

Ce vide se fait cruellement sentir. Nous sommes à un moment charnière où il faudrait tout repenser : le financement de l’épargne face à l’inflation et à l’endettement public, l’architecture de notre protection sociale face au vieillissement et aux nouvelles formes de travail. Les Français, déboussolés par une mondialisation qu’ils subissent plus qu’ils ne maîtrisent, n’ont jamais eu autant besoin d’assurance, au sens premier du terme : de mutualiser les risques, de se protéger, et de retrouver une vision collective de l’avenir.

Claude Bébéar avait compris que l’assurance n’est pas qu’une affaire de chiffres. C’est une affaire de confiance, de temps long et de destin commun. C’était l’époque glorieuse où le capitalisme français, sous la houlette de ses grands “parrains”, voyait loin.

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