Baptiste Barfety, rapporteur du rapport “L’entreprise, objet d’intérêt collectif” se confie à la CFE-CGC

Cet article provient du site du syndicat de salariés CFE-CGC.

Rapporteur du rapport Senard-Notat (« L’entreprise, objet d’intérêt collectif »), Jean-Baptiste Barfety, inspecteur des affaires sociales, analyse les enjeux décisifs liés au droit, à l’identité, à la gouvernance et à la transformation des entreprises. 

Vous avez contribué aux travaux sur l’objet social de l’entreprise pour nourrir le débat dans le cadre du projet de loi Pacte (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises), voté au printemps dernier. Quel bilan peut-on tirer de la loi ? Il faut saluer certaines avancées dont la présence renforcée des administrateurs salariés et la reconnaissance, dans le Code civil, de l’idée que l’entreprise doit être gérée dans son intérêt social, sans être au seul service de ses financeurs, et prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. On attend désormais avec impatience les jurisprudences qui viendront en préciser la portée.Qu’en est-il de la raison d’être de l’entreprise, mise en avant dans le rapport Senard-Notat ?Telle que préconisée dans le rapport, la raison d’être avait vocation à être obligatoire pour toutes les grandes entreprises dotées d’un conseil d’administration. Cette obligation, plutôt « soft », n’a malheureusement pas été retenue par le législateur. Elle aurait permis d’imposer une prise de conscience sur ce qui donne une identité à l’entreprise, au-delà de la simple recherche et maximisation des profits. Elle donnerait le moyen à toutes les composantes de l’entreprise (salariés, encadrement, actionnaires) d’avoir une vision partagée et de la prémunir de certaines dérives : vision court-termiste, financiarisation excessive…En revanche, la loi crée le statut de société dite à mission. A défaut de l’inscription dans le droit de la notion d’intérêt de l’entreprise, le législateur a eu le mérite d’enclencher une dynamique positive qui fait suite à de nombreux travaux (Collège des Bernardins, Ecole des Mines…). La société à mission relève d’une forme de mobilisation de ressources en faveur d’une certaine vision de l’entreprise. Cela se traduit par l’inscription, dans ses statuts, de la raison d’être et d’objectifs sociaux et environnementaux.Bien sûr, toutes les entreprises n’ont pas vocation à afficher de tels engagements. Les entreprises volontaires qui adopteront ce statut de société à mission devront se doter d’un organe de suivi pour s’assurer de la conformité des décisions de gestion avec ladite mission.A terme, ce statut peut se révéler un facteur de compétitivité pour les entreprises, en explorant des préoccupations qui seront demain indispensables, comme la protectiondes données personnelles ou la forte maîtrise de son empreinte carbone.Quelles sont les insuffisances de la loi ?Une lacune de fond persiste : le droit, jusqu’ici, ne reconnaît pas véritablement l’entreprise. Il parle principalement de sociétés alors que la plupart des entreprises sont des groupes composés de dizaines ou de centaines d’entités où la remontée des profits vers la société-mère ne s’accompagne pas d’une remontée des charges du terrain, malgré quelques dispositifs comme le devoir de vigilance. Or on ne peut pas comprendre tous les grands enjeux sociaux et économiques actuels (mal-être au travail, évasion fiscale, fiscalité, scandales alimentaires et environnementaux…) sans parler de l’entreprise. Celle-ci va au-delà d’une simple société de capitaux et ce sont les salariés qui en sont la principale composante alors que les actionnaires, dans la plupart des grandes entreprises, ne sont que de passage.« UNE PREMIÈRE AVANCÉE POSITIVE SUR LA QUESTION DES ADMINISTRATEURS SALARIÉS » Sur la question des administrateurs salariés, on vante souvent le modèle allemand. Comment se situe la France ? Il faut rappeler que 18 des 28 pays de l’Union européenne ont déjà des dispositifs significatifs (Allemagne, Danemark, Norvège, Pays-Bas…). En Allemagne, la moitié du conseil de surveillance des grandes entreprises est composée d’administrateurs salariés. Au Danemark, le seuil à partir duquel une entreprise peut en désigner est fixé à 35 salariés. Outre leur nombre, le rapport Senard-Notat a souligné l’apport considérable des administrateurs salariés pour la bonne marche des entreprises. Des recherches internationales le montrent : par leur expérience et leur connaissance des métiers, de l’activité et de la culture de l’entreprise, ils sont un précieux atout en termes de compétitivité, d’innovation…En France, les dispositifs successifs sur les administrateurs salariés sont récents (depuis 2013). Le rapport Senard-Notat a permis une avancée, la loi Pacte renforçant la présence des salariés dans les CA des grandes entreprises. Celles qui ont plus de 1 000 salariés en France, ou 5 000 salariés en France et à l’étranger, devront avoir 2 représentants pour 8 administrateurs non salariés, contre 1 pour 12 jusqu’à présent. C’est un premier pas, il faudra aller plus loin.A la lumière de vos auditions, quelles sont les attentes des acteurs de terrain pour faire de l’entreprise un bien commun ?Outre la nécessité de privilégier les investissements de long terme et la lutte contre la financiarisation à outrance, la capacité d’attractivité de l’entreprise est déterminante. Beaucoup de salariés, notamment les jeunes générations, plébiscitent des structures (économie sociale et solidaire, associations…) où ils vont trouver du sens à leur travail. Au-delà du salaire ou des conditions de travail, le désengagement au travail est un phénomène croissant souvent en lien avec cette quête de sens, mise à mal par tous les saucissonnages d’entreprise et la multiplication des process qui font ressembler le manager contemporain au Charlot dans Les Temps modernes !A titre personnel, vous préconisez une « réformation de l’entreprise ».Face à « la grande déformation » de l’entreprise, nous devons, collectivement, non pas seulement la réformer mais la re-former, lui rendre sa forme propre. Les employeurs s’en rendent comptent eux aussi, même s’il reste une forme de conservatisme et de prudence. De grandes entreprises comme Danone, Veolia et Atos montrent l’exemple en ayant choisi de se doter d’une raison d’être. La réformation, c’est aussi le nom d’origine de la réforme protestante : je prédis un schisme entre les entreprises qui sauront prendre ce virage et les autres, entre les Anciens et les Modernes.« CRÉDIBILISER ET PÉRENNISER CES NOTIONS DE RAISON D’ÊTRE ET D’ENTREPRISE À MISSION »Quelles sont les prochains défis à relever ?La prochaine étape, c’est crédibiliser et pérenniser ces notions de raison d’être et d’entreprise à mission, en veillant aux risques de détournement ou de « missonwashing ». Si Monsanto dote une seule de ses micro-filiales de 15 salariés d’un statut d’entreprise à mission, personne ne sera dupe… Il faut aussi renforcer la capacité des administrateurs salariés à porter efficacement les réalités du terrain pour peser sur les orientations de l’entreprise. Autre priorité : l’indispensable prise en compte, dans la comptabilité des entreprises, de la comptabilité sociale et environnementale. Pour cela, il faut reconnaître qu’un salarié n’est pas une charge mais un investissement et une richesse pour l’entreprise.Enfin, au niveau national et européen, pourquoi ne pas mettre en place des garde-fous pour l’accès des grandes sociétés américaines ou chinoises à nos marchés publics comme c’est le cas chez eux ? Ces entreprises pourraient soit respecter les spécificités de nos entreprises, soit payer un différentiel.Faut-il faire évoluer le droit des sociétés par actions simplifiée (SAS) ?De la même manière qu’il faut combattre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux, il faut prendre conscience des paradis statutaires que constituent les SAS qui n’ont pas à se doter d’un conseil d’administration et donc pas à suivre les règles rattachées à un CA, dont les administrateurs salariés. Si le droit applicable aux société anonymes (SA) est très important et toujours plus exigeant, il reste faible pour les SAS, de plus en plus nombreuses à se créer. Ce système à deux vitesses doit être régulé, comme le proposait le rapport Senard-Notat et comme cela existe en Allemagne.Quid des actionnaires ? On ne peut pas traiter juridiquement de la même façon un actionnaire qui reste une semaine ou un mois dans l’entreprise, et un associé qui a investi et pris des risques. Aujourd’hui, la grande majorité des actionnaires ont équilibré leur portefeuille. Peut-on considérer comme actionnaire quelqu’un qui reste moins d’un an dans l’entreprise ? Peut-on lui attacher des droits de vote en assemblée générale ? Cela mérite réflexion. D’autant qu’il faut rappeler cette réalité : en entreprise, les prises de risques sont surtout assumées par les salariés. 

 

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