Cette publication provient du site du syndicat de salariés CFDT.
Avis à tous les grincheux, les cyniques, les râleurs à l’esprit critique un peu trop aiguisé ou à l’expression un peu trop directe : sachez que votre « mauvais caractère » ne suffira pas à caractériser un abus de liberté d’expression susceptible de justifier votre licenciement ! A moins que vos propos ne soient injurieux, diffamatoires ou excessifs… Cass.soc.15.01.20, n°18-14177.
- Les faits
Un responsable commercial travaille depuis 3 ans au sein d’une entreprise de fabrication de pièces techniques à base de matière plastique lorsqu’il est licencié pour faute grave. La raison ? Avoir tenu des propos dépassant son droit d’expression et de critique à l’égard de ses collègues et des dirigeants… Il saisit la justice pour licenciement abusif.
Malheureusement, la cour d’appel a rejeté sa demande et considère le licenciement justifié (1). En revanche, dans la mesure où les propos du salarié n’avaient été expressément ni agressifs ni arrogants, elle a estimé que l’attitude du salarié n’était pas constitutive d’une faute rendant impossibles son maintien dans l’entreprise et la poursuite du contrat (éléments qui caractérisent la faute grave). Elle requalifie la faute grave invoquée par l’employeur en une faute simple, constitutive d’une cause réelle et sérieuse de licenciement.
Le salarié se pourvoit en cassation. Son attitude et ses propos qui ne sont considérés ni comme étant agressifs ni arrogants peuvent-ils néanmoins justifier un licenciement ?
- Un comportement à l’origine d’un climat conflictuel et d’une ambiance délétère
Pour valider le licenciement, la cour d’appel a tenu compte de courriels produits par l’employeur attestant que le comportement du salarié avait créé un climat conflictuel et une ambiance délétère. « Peut-on répondre à son besoin oui ou non ? », « concernant ma demande je ne vous parle pas d’urgence, je vous demande une réponse dans les meilleurs délais », ou encore ce n’est « ni fait ni à faire »… Alors effectivement, ces propos ne sont pas en soi agressifs, et les juges du fond reconnaissent eux-mêmes que ces courriels ne peuvent pas traduire le ton arrogant et agressif employé par le salarié. Ces propos « irrespectueux » tenus à l’égard de salariés dont il n’est pas le supérieur hiérarchique sont simplement jugés inappropriés au regard du contexte professionnel des échanges. Il n’en demeure pas moins que les salariés s’étant plaints de son attitude, un tel comportement répété est, selon les juges, nécessairement nuisible au bon fonctionnement de l’entreprise.
Quant aux propos tenus à l’égard de son supérieur hiérarchique, les juges du fond ne les ont pas non plus caractérisés d’agressifs, mais plutôt de « déplacés ». A titre d’exemple : « je ne sais pas comment vous pouvez écrire de telles calembredaines (2)», « vous êtes très mal informé », « soyez plus visionnaire, M.G ! » ou encore des écrits tels que « on est dans la vente de produits techniques, pas à la Redoute »….
Bref, tous ces éléments ont pesé contre le salarié et ont convaincu les juges du fond de reconnaître que le licenciement avait une cause réelle et sérieuse et ce, en l’absence même de propos arrogants ou agressifs.
- Une liberté expression dans et hors de l’entreprise… sauf abus !
Le salarié jouit dans et en dehors de l’entreprise, de sa liberté d’expression (3), et tout licenciement prononcé en violation de cette liberté est nul. Cette liberté l’autorise notamment à tenir des propos sur l’organisation et le fonctionnement de l’entreprise (4).La seule limite à cette liberté posée par les juges est qu’elle ne dégénère pas en abus, auquel cas, le licenciement peut être justifié (5). C’est d’ailleurs ce qui a été jugé pour un salarié qui avait employé des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs (6). En cas de conflit, la Cour de cassation vérifie donc que les juges du fond ont, le cas échéant, caractérisé l’abus (7).Si des restrictions à cette liberté fondamentale sont par ailleurs admises, c’est à la condition qu’elles soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché (art. L.1112-1 Code du travail).
Dans notre affaire, la cour d’appel a retenu un licenciement sans caractériser en quoi les courriels rédigés par le salarié comportaient des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs susceptibles d’établir la cause réelle et sérieuse de licenciement (8). Or, pour la Cour de cassation, tant que les juges du fond n’ont pas caractérisé cet abus, le salarié est resté dans la limite de l’exercice de sa liberté d’expression. Les Hauts magistrats censurent l’analyse faite par la cour d’appel.
Cette décision n’est pas nouvelle, et va certainement conforter certains « irascibles »… S’il est interdit aux salariés de tenir des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, ils conservent le droit de faire des remarques, des réflexions susceptibles d’être ressenties par les autres comme « désagréables ».
Attention toutefois, car si le droit de critique est sauf, il est également très facile de basculer dans la sphère de l’abus !
Le cas des cadres. Enfin, il faut également avoir en tête que la nature du poste ou des fonctions exercées par certains cadres peut constituer une limite à leur liberté d’expression. Les cadres bénéficient de cette liberté, au même titre que les autres salariés et sauf abus, au sein ou en-dehors de l’entreprise. Pour autant de par leurs fonctions (cela est d’autant plus vrai pour les cadres dirigeants), ils sont soumis à une obligation de réserve et de loyauté renforcée. La jurisprudence est d’autant plus sévère à leur égard. Il a par exemple été reproché à un cadre supérieur d’avoir critiqué publiquement la politique commerciale de la société et d’avoir mis en doute sa bonne foi en lui reprochant d’avoir « annoncé des chiffres tendancieux »(9).
(1) CA Nîmes, 23.01.18.
(2) Parce que le terme ne fait pas forcément partie du langage courant utilisé par le commun des mortels il faut savoir que “calembredaine” est un mot utilisé pour qualifier de peu crédibles, délirants, erronés les propos tenus par une personne.
Ce mot tirerait son origine du terme “calembourdaine”, d‘origine suisse, ou de “calembour”.
(3) Cass.soc.22.06.04, n°02-42446.
(4) Cass.soc.4.02.97, n°96-40678.
(5) Cass.soc.29.11.06, n°04-48012.
(6) Cass.soc.27.03.13.
(7) Cass.soc.23.01.18, n°16-20516.
(8) Des propos excessifs sont des propos humiliants, des critiques graves faites dans un intérêt personnel, des menaces, etc.
(9) Cass.soc.03.05.81, n°79-41497.