Les grèves à la SNCF sont en passe de s’ancrer dans la vie politique et sociale française comme une donnée brute contre laquelle personne ne peut lutter. Contrairement au discours dominant, qui incriminie volontiers les seuls syndicats contestataires dans ce conflit, il paraît difficile aujourd’hui d’exonérer la direction de l’entreprise de ses responsabilités dans le pourrissement du conflit.
La CGT et sa responsabilité
Certes, depuis le départ de Bernard Thibault, la CGT Cheminots traverse une phase difficile. Ses leaders successifs ont peiné à renouveler leur genre et c’est aujourd’hui un syndicalisme en roue libre qui agite le communisme ferroviaire (puisque celui-ci existe encore). Didier Le Reste, qui avait succédé à Thibault (tout en restant officiellement contrôleur dans les trains, son métier d’origine), puis l’actuel secrétaire de la Fédération, Garrel, n’ont pas l’étoffe de leur illustre prédécesseur et s’appuient sur une logique de clientèle pour mener leur combat: ne pas fâcher les militants.
Cette conception est certes toxique et illustre le déclin de l’intérêt général dans le syndicalisme contestataire. C’est un fait: l’esprit de 1947 où la CGT avait renoncé à la grève pour reprendre la production n’existe plus.
Mais cet abandon n’explique pas tout.
La surenchère due à la loi de 2008
Les conflits réguliers à la SNCF (quand ils ne sont pas nationaux, ils sont régionaux) sont aussi l’un des effets secondaires indésirables de la loi de 2008 qui a lié la représentativité aux scores électoraux dans les entreprises. Cet effet couperet pousse chacun à “caricaturer” sa ligne pour optimiser ses résultats au scrutin suivant.
A la SNCF, le sujet est extrêmement délicat, puisque, de façon constante depuis 10 ans, le poids des organisations contestataires ne cesse de diminuer et une luttre fratricide entre syndicats fait gicler le sang sur les murs pour la conquête de la majorité. Lors des dernières élections (19 novembre 2015), l’alliance objective entre la CGT et Solidaires a conservé sa majorité absolue (51,1% des voix) qui lui permet de s’opposer à tout accord dont ils ne seraient pas signataires. Toutefois, un an plus tôt, les mêmes disposaient encore d’une majorité de 52,7%.
L’acuité du conflit s’explique largement par cette tendance. Les syndicats réformistes, qui ne cessent de progresser, font le pari que leur stratégie de négociation avec la direction leur permet d’améliorer leur score. Les contestataires sont convaincus que leur stratégie conflictuelle leur permet d’enrayer un déclin structurel, lié à la modification du paysage sociologique de l’entreprise. Chacun surjoue sa partition pour des raisons de tactique électorale.
Les arcanes cachées de la négociation d’entreprise
Sur le fond, on se demande évidemment pourquoi deux syndicats qui disposent d’un droit d’opposition font une grève alors qu’il leur suffit d’annoncer l’exercice de ce droit le moment venu pour infléchir le cours de la négociation. En l’espèce, l’accord est déposé à la signature et les discussions sont closes. Malgré cela, les fédérations ont décidé de laisser les assemblées locales choisir la poursuite ou non de la grève.
Cette stratégie s’explique par des raisons intrinsèques. L’accord national est en effet globalement très favorable par rapport à l’accord de branche. Il prévoit une durée du travail et des systèmes de repos beaucoup plus favorables que ce qui existera dans la branche. Cette particularité explique la difficulté, pour la CGT comme pour Solidaires, de faire usage de leur droit d’opposition. S’opposer à un accord aussi favorable, c’est aussi s’exposer au mécontentement d’une majorité de salariés qui considéreraient (lors du prochain scrutin d’entreprise) que les contestataires vont trop loin et les privent d’un accord intéressant. Mieux, dans ce cas, contester, critiquer, mais laisser faire.
En revanche, la SNCF a introduit un cheval de Troie dans son projet d’accord: l’article 49, qui permet de déroger négativement, au niveau local, à l’accord d’entreprise pour répondre à des appels d’offres régionaux. Cette disposition est logique: l’accord d’entreprise est beaucoup moins compétitif que la convention de branche. Dans le cadre de l’ouverture du rail régional à la concurrence, la SNCF sera donc “alourdie” par son accord d’entreprise face aux concurrents étrangers. Les syndicats contestataires font aujourd’hui grève contre cette souplesse offerte aux directeurs régionaux.
Une simulation grandeur nature de la loi Travail
Ce dernier point est intéressant, parce qu’il montre sur quels écueils la loi Travail réinventée par les frondeurs buttera. L’imbrication d’accords de branche et d’accords d’entreprise est en effet central pour la compétitivité du travail. Des normes d’entreprise plus “concurrentielles” que des normes de branche accordent un avantage immédiat à l’entreprise qui peut négocier un accord de ce genre. Inversement, en situation de concurrence forte, les entreprises négocient peu “au-dessus” de la branche car elles ne veulent pas se freiner par rapport à leurs concurrents.
L’expérience SNCF montre donc avant l’heure quelles difficultés la loi Travail ouvre, et dans quelle mesure une hiérarchie stricte entre accords de branche et accords d’entreprise a un impact immédiat sur la compétitivité de chacun.
Le nécessaire recours à un referendum
Reste que, du point de vue du simple bon sens, il faut maintenant évoquer la question de la responsabilité patronale dans ce conflit. Evidemment, la direction de la SNCF a instrumentalisé l’Euro 2016 pour pousser la CGT dans ses retranchements. L’Euro 2016 et sa solidarité nationale nécessaire était le prétexte tout trouver pour “casser” le mouvement et neutraliser les contestataires. La ficelle est grosse et peut se comprendre d’un point de vue tactique. Du point de vue de l’intérêt général, la méthode n’est pas propre et laisse à penser que, dans les grandes entreprises nationales, même privatisées, la culture du dialogue social mériterait d’être en pratique de la même façon que dans les entreprises concurrentielles.
Le bon sens serait aujourd’hui de constater le désaccord syndical fort sur les accords d’entreprise et de sortir par le haut de cette opposition en organisant un referendum d’entreprise. La future loi Travail le prévoit et c’est la solution la plus saine à appliquer. Il est vrai que, dans ce cas de figure, la direction couperait l’herbe sous le pied des organisations réformatrices qu’elle cherche à légitimer année après année (UNSA et CFDT en particulier). Mais les grèves qui se succèdent montrent que c’est la collectivité nationale dans son entier qui est prise à partie dans ce dossier. Il n’est donc aberrant que les tactiques d’arrière-boutiques pour jouer un syndicat contre l’autre soient mises entre parenthèses (vu leur faible productivité depuis 10 ans) au profit d’un recours salvateur (et définitif, sur un sujet central) à la voix de tous les salariés de la SNCF.